Bonjour Arnaud. Qui êtes-vous, quel est votre parcours et comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la question trans’ ?
Je suis docteur en sociologie et co-responsable, avec Karine Espineira et Maud Yeuse Thomas de l’Observatoire Des Transidentités, qui est un support d’expertises et de visibilité qui encourage l’émergence des récentes trans studies en France, de manière ouverte, en direction de l’université comme du monde associatif. Nous avons également décliné cette idée sous la forme d’une revue (« Les cahiers de la transidentité ») qui compte déjà un hors série sur les médias (écrit avec Laetitia Biscarrat) et quatre numéros (le vol.5 portera sur le transféminisme). Par ailleurs je suis rédacteur en chef de la revue Miroir / Miroirs (éd. des ailes sur un tracteur) et auteur de quelques livres (« Genre ! » avec B. E-Bellebeau, « Géographie des homophobies » avec Y. Raibaud, « La transyclopédie » avec K. Espineira et M-Y Thomas et enfin « La transidentité » sorti en 2011). Mes activités de publication s’enracinent du côté de nombreuses recherches et des enseignements en sociologie du genre, de la santé et des discriminations.
Autant de questions auxquelles il vous faudra répondre pour choisir le vélo pliant le plus adapté à vos besoins. Les modèles sont multiples, et parfois même électriques.La question trans s’est imposée très rapidement à moi. Le constat de son invisibilité quasi-totale par rapport aux études gays et, dans une moindre mesure, lesbiennes, m’a encouragé à investiguer dans cette direction. Les rencontres amicales et professionnelles ont contribué à mon maintien actif en faveur de l’élaboration de trans studies en France. À mon sens, les questions trans, parce qu’elles cachent de nombreuses maltraitances et des citoyennetés bafouées, méritent d’être mises sur l’agenda politique et scientifique. Mais surtout, elles racontent un rapport à l’altérité qui fait écho à de nombreuses tensions nationales.
On utilise le diminutif « trans » comme mot « passe-partout » mais pourriez-vous nous parler des différents termes et les définir pour nous ? Transgenre ? Transexuel ? Transformiste ? Transidentitaire ? Quelles sont des différences ?
Je ne suis pas en mesure, ou seulement partiellement, de délimiter les contours définitionnels des termes que vous me demandez de définir. D’une part car je ne suis pas convaincu que le terme de « trans » soit seulement un mot « passe partout » (pour reprendre vos termes). Il pourrait tout aussi bien être appréhendé comme un terme parapluie, donc quelque part protecteur du fait de ses caractéristiques inclusives vis-à-vis de l’ensemble des transidentités. D’autre part, il est politiquement et méthodologiquement compliqué de procéder à des définitions « par le haut », sans effacer d’ores et déjà la complexité des identifications individuelles. Pour le dire autrement, nous touchons là la question classique des catégories de l’expérience qui ne se retrouvent jamais complètement dans les catégories d’analyse. Si je devais tenter une définition, forcément lacunaire, des termes dont vous soulignez avec justesse les frottements et distances, je dirais, pour débuter quelque part, que le « transsexualisme » est une invention psychiatrique pathologisante. De ce fait, les individus ont tenté de mettre en place une boite à outils d’identifications moins stigmatisantes. Les transidentités en sont l’expression à travers de multiples termes comme « transgenres » ou « trans ». Evidemment, les expériences trans ne sont pas toutes identiques. Certaines personnes, pour expérimenter ou pleinement vivre leur identité de genre, vont opter pour des modifications cosmétiques, là où d’autres s’engagent dans des transformations corporelles. Mais comprenons nous bien : il se peut très bien qu’une personne travestie prenne des hormones, qu’une personne transgenre ait été opérée et qu’une personne se disant transsexuelle ne soit pas opérée. Ce que je veux dire c’est que la réalité du corps, toujours situé dans un moment donné de son existence, n’est jamais rabattable sur une définition totale, donnée par avance. Chacun bricole en vue d’identifications valorisables.
Ce que l’on comprend, c’est que la racine « trans » implique un parcours, un passage vers « l’autre côté ». Quelles sont les étapes traversées par les personnes désireuses de changer de sexe ?
En répondant à la question précédente je pense, en partie, avoir répondu à cette question. Il faut comprendre qu’il n’existe pas une transidentité et donc une transition unique. Peut-être même que les transitions de genre débordent franchement de la question trans, à cette différence près que tous les écarts aux normes de genre ne sont pas sanctionnés de la même façon, que ce soit de manière formelle -la loi- comme informelle. Pour résumer, on pourrait dire qu’être un homme, une femme, ou ne pas l’être, ne dépend pas seulement de « parcours » (médicaux ou de socialisation) mais de processus complexes, incertains. L’individu est toujours saisi par des assignations par autrui et des identifications par soi qui ne se recoupent jamais complètement (sur la question du genre comme sur d’autres). Les techniques de changements disponibles, qu’elles soient éphémères ou non, discursives ou médicales, permettent de plus ou moins combler cet écart. Malheureusement, et au-delà d’une transphobie sinon totale, du moins largement répandue, il convient de souligner la distance de plus en plus grande qui sépare l’offre médicale et juridique française des demandes d’opérations remboursées ou de modification de l’Etat Civil. De ce point de vue, l’expérience d’une citoyenneté amputée est commune à de nombreuses personnes trans.
Du point de vue de la loi, où en sommes-nous pour la reconnaissance de l’identité des personnes trans?
Justement, la France est restée embourbée dans une gestion psychiatrique de cette affaire. Il en découle des conditions drastiques (psychiatrisation, médicalisation….), pour être remboursé des opérations comme pour l’obtention rapide d’un changement d’état civil. Cela dit, la loi dit à peu prés tout et son inverse à ce sujet. D’une part car nous nous situons en régime jurisprudentiel, donnant à voir des juridictions contradictoires (certains tribunaux exigent un suivi psychiatrique et une stérilisation des personnes là où d’autres s’avèrent beaucoup plus souples, donc plus humains). D’autre part car les tentatives d’harmonisation se sont soldées par un échec et les différentes échelles du droit (droit national, droit européen) sont également contradictoires. Toutefois, la condition juridique répétée de stérilité et de suivi psychiatrique finit par fatalement éloigner les trans des droits qui sont sensés les protéger. Aujourd’hui, on peut clairement affirmer que les trans sont des sous-citoyens. C’est également dire que matériellement comme symboliquement, tout est fait pour qu’une partie de leur humanité ne leur soit pas reconnue.
Ces derniers mois, vous avez travaillé avec Karine Espineira sur une étude commandée par le comité IDAHO et notre think tank sur la transphobie. Pouvez-vous nous parler de l’intérêt de ce sujet ?
Cette enquête est une première en France, par le nombre de répondants (281), du fait également de la rareté des données statistiques nationales sur cette question (les enquêtes de l’INSERM ou de l’association Chrysalide sont les deux seules exceptions) et enfin parce qu’elle impose un certain éclairage sur ce qui pouvait être jusque là nié, ou appauvri du fait de témoignages éparses et peu relayés, à savoir le coût et l’importance des actes transphobes. Mais en plus de connaissances factuelles, cette enquête porte en elle la promesse d’être autant un support positif d’actions pour les associations que pour les politiques. À la suite de ce rapport, les élus ou les acteurs associatifs ne pourront plus dire « on ne savait pas ». Les chiffres disent l’urgence de la situation et le besoin de changements.
Sur quel(s) sujet(s) porte(nt) vos prochains travaux ?
Je reste très attaché à rendre visible la question trans. Chaque porte que l’on ouvre dévoile un nouveau terrain à explorer. Avec Anita Meidani nous venons de terminer une enquête sur la place du cancer dans les parcours trans et nous abordons aujourd’hui la phase de diffusion de nos conclusions. Nous nous engageons également à travailler plus largement les liens « genre et cancer » et « sexualités et cancer ». Aussi, je déploie une recherche sur les discriminations avec la mairie de Bordeaux, entouré de nombreuses chercheuses et chercheurs locaux attentifs à cette question (J. Dagorn, L. Franquet, Y. Raibaud, H. Dupont, F. Dubet….) Enfin nous continuons l’aventure de l’Observatoire et des cahiers de la transidentité avec Karine et Maud, ce qui me tient tout particulièrement à cœur.
Retrouvez les travaux et réflexions d’Arnaud Alessandrin sur son site ici.